Les journées du patrimoine : Le patrimoine pour faire nation
Analyse : Les journées du patrimoine
Le patrimoine pour faire nation
La 29ème édition des Journées du Patrimoine a attiré en septembre dernier plus de 12 millions de visiteurs. Ce chiffre témoigne de l’immense succès de cette institution plutôt récente. En effet, en 1984, le Ministère de la Culture organise les premières « Journées portes ouvertes aux monuments historiques » en France. Ce modèle sera repris par le Conseil de l’Europe qui instaure en 1991 les Journées européennes du Patrimoine. À quoi bon?
La notion révolutionnaire de patrimoine
La notion de patrimoine est contemporaine de la Révolution française. Sous la monarchie, une confusion totale entre le public et le privé régnait, ce qu’illustre la célèbre phrase prononcée par Louis XIV « L’État, c’est moi ». L’Ancien Régime ne laissait aucune place à l’idée de bien public.
Quand bien même la Révolution entendait faire d’hier un passé révolu, il n’était pas question de faire table rase. Certes, certains révolutionnaires ont prôné la mise à mal de tous les signes de l’Ancien Régime. Ainsi, ils détruisirent des abbayes, pillèrent des châteaux et brûlèrent nombre d’archives. Pourtant, c’est bien à ce moment là que se développe une idée de protection des biens culturels et ainsi de politique du patrimoine. En effet, la nation repose sur des fondations communes et partagées, lesquelles se trouvent dans le passé. La République veut transmettre à ses citoyens un certain nombre de valeurs. Elle a besoin de symboles pour réaliser cette mission. C’est ce qui fait dire à Pierre Nora dans Les Lieux de Mémoire que la « République se confond pratiquement avec sa mémoire ».
L’ambivalence de la Révolution est donc manifeste ; entre condamnation de la monarchie et préservation d’un héritage riche. La République, pourtant hostile au sacré religieux, véhicule sa propre sacralité, afin de faire émerger une conscience nationale. La construction sociale et politique de la notion de patrimoine puise ainsi son inspiration dans le religieux. C’est ce dont témoigne le discours prononcé le 27 juillet 1798 par Nicolas François de Neufchâteau, alors ministre de l’intérieur du Directoire, accueillant sur le Champs de Mars les chefs d’œuvre de peinture et de sculpture rapportés par les armées d’Italie : « Français, gardez religieusement cette propriété qu’ont léguée à la république les grands hommes de tous les siècles. Ce dépôt qui vous est remis par l’estime dans l’univers, ce trésor dont vous devez rendre compte à toutes les postérités ».
Démocratisation du patrimoine et avenir de la nation
La Révolution a donc initié un processus d’institutionnalisation du patrimoine. Si les biens du clergé et des émigrés sont confisqués c’est pour détruire les mémoires particulières et créer un patrimoine commun à la nation. Les monuments sont alors investis d’une mission éducative et sont utilisés comme symboles pour unifier la nation. Le terme de «symbole» n’est pas neutre. Les bâtiments deviennent de réels étendards des valeurs républicaines. Comme Pierre Nora le souligne « ce n’est pas ce que [le passé] nous impose qui compte, mais ce que l’on y met ».
Né de la Révolution, la notion de patrimoine connaît son essor au XXe siècle. Non seulement le XXème siècle est celui de la radicalisation du sentiment national en Europe, mais le Front populaire et les congés payés ainsi que l’élévation moyenne du niveau de vie et d’instruction ont crée un contexte favorable à la montée en puissance du patrimoine et de sa démocratisation. Si le patrimoine est vecteur de cohésion nationale, il ne doit pas être l’affaire d’une élite. Au contraire l’accès au patrimoine est essentiel ; le mettre sous cloche serait contre-productif.
La création des Journées du Patrimoine découle de cette volonté démocratique forte. Elle marque un moment privilégié pour les Français d’accéder à leur patrimoine et participe ainsi à la création d’une identité nationale française, notion polémique s’il en est. Le changement de nom de ces journées -des « journées portes ouvertes aux monuments historiques » aux « journées du patrimoine »- est à ce titre riche d’enseignement. Elle témoigne bien du fait qu’il ne s’agit pas simplement de donner à voir des constructions pour leur valeur esthétique, mais de leur faire porter un sens. Celles-ci ne constituent pas le vestige d’un passé figé, les reliques d’un temps révolu, mais bien la manifestation d’un passé sur la base duquel se construit l’avenir.
Emmanuelle Tubiana