Entretien

HENRY ROUSSO : Vichy est entré dans la mémoire nationale

ENTRETIEN : HENRY ROUSSO

Vichy est entré dans la mémoire nationale

Période tragique, les années noires de la Deuxième Guerre mondiale ont mis très longtemps à trouver leur place dans la mémoire collective. Mais pour l’historien Henry Rousso, les vingt dernières années ont permis d’entrer dans une phase d’apaisement.

Historien, Henry Rousso est directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la mémoire de Vichy. Il est l’auteur entre autres du Syndrome de Vichy (Le Seuil, 1987) et de Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994), écrit avec le journaliste Eric Conan. Dans ces ouvrages, Henry Rousso mettait en évidence le caractère obsédant du souvenir de l’Occupation : longtemps refoulé, il fut l’objet d’une série de crises et de polémiques régulières à partir de la fin des années 1970, où la question de la politique antijuive de l’Etat français a tenu une place essentielle. Presque vingt ans après, Vichy, un passé qui ne passe pas va être réédité avec un nouveau chapitre faisant le point sur l’évolution récente. Henry Rousso a accepté de revenir pour Tohu Bohu sur la mémoire de ces quatre années noires, entrée selon lui dans une phase tout à fait différente de celle où elle se trouvait au début des années 1990.

T.B. : En 1994, vous faisiez le constat que « les souvenirs de l’Occupation obsèdent la conscience nationale » et parliez d’un deuil inachevé. Diriez-vous que la situation a évolué ?

Oui, sans hésitation. L’époque de Vichy, un passé qui ne passe pas a constitué le paroxysme des polémiques qui avaient secoué la société française depuis les années 1970 : une succession de crises comme l’affaire du fichier juif, le cinquantenaire du Vel d’Hiv en 1992 ou le procès Touvier, et des questions extrêmement délicates sur le statut de Vichy et la responsabilité des Français, de la France, de la République dans les crimes commis sous son autorité. Mais, bien qu’on n’ait pu s’en apercevoir qu’après coup, elle fut aussi le début d’un cycle de réparation « tous azimuts ». L’évolution de l’opinion, ainsi que l’influence de groupes de pression nationaux ou internationaux ont joué dans ce cycle un rôle important.

Cette réparation a été politique et morale grâce aux discours des plus hauts représentants, en particulier Jacques Chirac et Lionel Jospin ; judiciaire, avec la condamnation d’un ancien haut fonctionnaire, Maurice Papon, à dix ans de prison ; financière, avec l’établissement d’une commission d’indemnisation des victimes de la Shoah. Elle a enfin été juridique, un aspect plus méconnu. Ces vingt dernières années ont vu une évolution considérable du statut de Vichy et des victimes de la Shoah, à travers notamment une série de décisions du Conseil d’Etat. Aujourd’hui, la République est tenue de réparer les crimes commis par Vichy et le contribuable français paie une partie des indemnisations.

On est donc passé à une nouvelle phase ?

Il reste bien sûr des dossiers en suspens, des demandes auxquelles on n’a pas répondu, par exemple au sujet des œuvres d’art spoliées. Mais ce passé est aujourd’hui entré dans la mémoire nationale et y a une place importante. Cette évolution n’est d’ailleurs pas uniquement française. Le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah est devenu central dans le patrimoine européen.

Plus largement, l’organisation de commémorations négatives est sans doute une innovation majeure dans l’Histoire mondiale. Aujourd’hui, dans beaucoup de pays, on ne commémore pas seulement des victoires ou des événements fondateurs mais également des blessures nationales.

On discute aujourd’hui d’une journée de la Résistance. Il ne viendrait à personne de demander la même chose pour les victimes de la Shoah, tout simplement parce que les dispositifs existent déjà.

L’an dernier, un sondage commandé par l’UEJF à l’institut CSA a conclu que 42 % des Français déclarent ne pas avoir entendu parler de la rafle du Vel d’Hiv. Que pensez-vous de ce résultat ?

Le chiffre est ce qu’il est : faible ou élevé, c’est une question de point de vue. Ce qui m’interpelle, c’est le choix d’insister sur ces 42 %. Pourquoi ne pas mettre l’accent sur les 58 % de Français qui ont entendu parler de la rafle du Vel d’Hiv ? L’idée implicite est que 100 % des Français devraient en avoir entendu parler, ce qui est évidemment impossible. Ces 58 % sont aussi significatifs, d’autant que si l’on avait fait le même sondage il y a trente ans, la proportion aurait été nettement moindre.

Par ailleurs, la rafle du Vel d’Hiv n’est qu’un événement, certes très important, au sein d’un fait historique plus large qui est la participation de l’Etat français à la Shoah, fait qui est lui-même compris dans un contexte plus large qui est Vichy. La question sur le Vel d’Hiv aurait donc dû être compensée par une autre portant sur la participation de Vichy à la Shoah. De ce point de vue la question posée dans le sondage – « est-il selon vous important de transmettre la mémoire de la Shoah ? » – est trop consensuelle : c’est sans surprise que 85 % des personnes interrogées répondent « très important » ou « plutôt important ».

Il aurait aussi été utile de pouvoir confronter ce résultat à ce que les Français savent d’un autre événement historique « comparable ». Il est très difficile d’en trouver mais on aurait pu par exemple poser la même question sur Verdun. Au total, je n’ai personnellement pas de surprise à la lecture de ce sondage. La variation des résultats selon le niveau de diplôme et la profession est typique. Le fait que les films et documentaires soient le premier vecteur de connaissance, devant l’école, n’est pas non plus étonnant.

Considérez-vous néanmoins que la rafle du Vel d’Hiv soit un événement emblématique de la politique de Vichy au sujet des juifs ?

Elle est emblématique de la politique de collaboration de Vichy avec l’occupant. C’est d’ailleurs un autre défaut du sondage : on demande aux gens qui a procédé à l’arrestation, mais pas qui a décidé d’exterminer les juifs. Les rafles massives de l’été 1942 furent avant tout la conséquence de l’application par l’occupant de la Solution finale en France : Vichy a fourni l’aide de la police et de l’administration françaises à un projet qui n’était pas le sien. On retrouve ce manque dans le discours de François Hollande le 16 juillet 2012, qui n’a parlé que du rôle des Français dans la rafle.

Ceci dit, si j’ai pu critiquer en 1994 le choix du Vel d’Hiv pour n’être pas représentatif de l’antisémitisme français autochtone – mieux symbolisé par le premier Statut des juifs promulgué le 3 Octobre 1940 – j’estime aujourd’hui qu’on a eu raison de commémorer cet événement. Avec le recul, le choix du Vel d’Hiv était le bon et cette date s’est installée dans l’espace public. Une commémoration ne peut être une leçon d’Histoire : c’est avant tout la force symbolique de l’événement qui compte.

La politique antijuive de Vichy et le rôle de l’Etat français dans la Shoah ont mis du temps à trouver leur place dans l’enseignement de l’Histoire à l’école. Qu’en est-il aujourd’hui ?

La place de la Shoah dans l’enseignement scolaire est importante et on trouve, dans n’importe quel manuel actuel, une ou deux pages sur « Vichy et les Juifs ». Les professeurs sont dans l’ensemble très sensibilisés sur ce sujet. L’enseignement varie évidemment suivant les contextes et les enseignants mais au niveau des dispositifs institutionnels, je pense que tout est fait pour assurer la transmission de cette mémoire.

Aujourd’hui, la question qui se pose est plutôt : comment commémorer ces événements dans les années à venir, alors que le combat pour faire entrer Vichy dans la mémoire nationale a largement abouti ?

Une autre question est celle de l’impact politique de cette transmission de la mémoire. On a souvent supposé que le souvenir de la Shoah constituait un bouclier contre l’antisémitisme ; force est de constater qu’il n’a pas empêché, ces vingt dernières années, la montée d’un antisémitisme d’une autre nature, lié aux relations d’Israël avec le monde arabe. Commémorer la Shoah s’impose comme une dette envers les victimes, mais il n’est pas dit que la transmission de la mémoire soit d’un puissant effet contre un antisémitisme qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qui a mené à la Solution finale, ni avec la tradition antisémite française qui a abouti au Statut des juifs d’octobre 1940 .

Propos recueillis par Gabriel Hassan