JEUNE GÉNÉRATION, TRADITION ET RESPONSABILITÉ
JEUNE GÉNÉRATION, TRADITION ET RESPONSABILITÉ
Un complot contre la transmission
La réémergence des théories du complot entre paradoxalement en écho avec la prédiction de la fin du monde pour le 21 décembre 2010. L’ordre du monde s’expliquerait tout entier par un dessein unique et retorse ; le désordre du monde s’abîmerait en entier dans un gouffre mythique et destructeur.
Qu’en était-il du futur, avant ? De l’utopie communiste au gage néolibéral de prospérité globale, les habitants du XXème siècle pensaient l’avenir comme une promesse.
Mais voilà qu’un drame survint: forts de leur foi en le Progrès, ils crurent l’avoir atteint. Pris dans l’euphorie cérémoniale de la chute du mur de Berlin, un chercheur du nom de Fukuyama annonça la victoire planétaire de la démocratie libérale, la fin des conflits et la fin de l’Histoire. Et ils le crurent.
Puis vint le lendemain. Lorsqu’ils ouvrirent les yeux, la confusion semblait s’être emparée du monde. Comme si celui-là-même qui, la veille, était tendu vers un avenir triomphant, avait perdu son sens en perdant sa direction. Car comment savoir où on en est quand on ne sait pas où l’on va ?
Alors, naquit le XXIème siècle. D’allure moins assurée que son grand-frère, d’un tempérament moins audacieux, la génération précédente ne tarda guère à le critiquer: « Il faut retourner aux vraies valeurs ! », disaient les grands.
Pendant ce temps, à mille lieues des ambitions présomptueuses de leurs aînés, les nouvelles générations aspiraient humblement à la survie. Pour elles, sortir de la crise était une issue souhaitée mais inespérée, voire audacieuse. Préserver des cultures de la disparition était considéré comme une priorité. Et sauver la planète constituait une perspective utopique qui, à défaut d’être plausible, avait le mérite d’encourager un mode de vie éthique.
Les nouvelles générations se sentaient à peine capables de limiter les dégâts du système instauré par leurs aînés. Et pour cause: non contentes d’être les principales victimes de l’économie néolibérale, elles étaient dotées d’un faible poids politique. Que leurs voix soient écrasées par la masse numérique des baby-boomers, ou par des oligarchies déterminées à conserver le pouvoir, les jeunes du XXIème siècle se sentaient impuissants, privés des moyens d’agir et de construire le futur. Déroutés par l’ampleur saisissante du chantier global, ils l’abandonnèrent rapidement.
Sinon la fin du monde, la fin d’un monde ?
C’est alors que commença l’ère du rêve et de l’attente… Une attente désolée et désolante, qui dura plusieurs années, et qui donna lieu à un évènement curieux. Le 21 décembre 2012, l’Humanité toute entière attendit ensemble.
Suspendue à une rumeur prophétique, l’Humanité attendit de voir ce qu’il adviendrait d’elle en cette date, censée marquer la fin d’un cycle selon le calendrier Maya. L’heure de l’apocalypse allait-elle sonner, comme le prédisaient les survivalistes ? La Terre changerait-elle d’axe, comme l’expliquait une émission de Discovery Channel ? Un alignement cosmique était-il sur le point de renouveler l’énergie planétaire, comme l’annonçait le mouvement Rainbow ?
Le 21 décembre 2012, chacun attendit à son poste: derrière son journal ou devant son écran, aux pieds des pyramides préhispaniques ou du mont Bugarach, depuis son bunker ou dans des réunions collectives aux quatre coins du globe. Chacun attendit, en méditant ou en délibérant, en dansant ou en ironisant.
Cette attente fut comme un mouvement immobile. Car qu’est-ce qu’attendre sinon espérer ? L’attente n’est rien sans l’espoir d’un changement, et le croire est souvent l’expression d’un vouloir…
Qu’espéraient donc les habitants du XXIème siècle en se passionnant pour cette date? En dépit de leurs différences, deux constantes émergent des discours sur le 21 décembre 2012: l’accent mis sur la sophistication du savoir astronomique Maya d’une part, et la référence aux crises économiques et écologiques d’autre part. Comme si la fin de cycle annoncée par les Mayas prenait sens aux vues des crises, et qu’elle se présentait comme une opportunité d’en sortir.
Et de fait, l’avènement d’un bouleversement à cette date aurait radicalement transformé l’ordre du monde, en apportant la preuve de la supériorité d’un savoir précolonial sur la « science occidentale ». Car l’ordre du monde du XXIème siècle avait pour fondement la notion de « modernité », qui reposait justement sur le postulat de la suprématie de la science « occidentale ».
La rumeur du 21 décembre révélait donc le souhait diffus de sortir de la « modernité », à s’affranchir de cette notion jugée obsolète, qui gardait une mainmise sur le futur tout en considérant l’avoir déjà atteint, à s’émanciper d’une conception de l’Histoire qui prétendait non seulement en connaitre le sens mais le déterminer.
En destituant la notion de « modernité » de son autorité, les habitants du XXIème siècle espéraient restaurer un équilibre, faire dévier l’Histoire de sa course effrénée vers le Progrès, et ouvrir d’autres possibles…
Mais les possibles rencontrèrent un ennemi en ceux-là-mêmes qui les avaient convoqués. Empreintes des paradigmes qu’elles tentaient de combattre, les générations deux-mille-douziènes furent incapables d’opposer à la « modernité » autre chose que son corollaire, « la tradition ».Tenant la « modernité » pour responsable du matérialisme, de l’individualisme et de la destruction de la biosphère, elles lui opposèrent le portrait idéal d’un peuple Maya spirituel, communautaire, en harmonie avec la Nature. Et au lieu de concevoir des formes innovantes d’être au monde, leur soif d’émancipation se replia sur un désir de retour.
Les théories du complot comme lot de consolation
Mais les jeunes deux-mille-douziens ne s’arrêtèrent pas là. Se sentant dépossédés de leur avenir et débordés par l’ampleur du monde global, ils invoquèrent une inversion de l’ordre du monde prenant la forme d’une revanche postcoloniale et, absorbés par leur rancune, ils entreprirent de désigner des coupables.
Des rumeurs se mirent à circuler selon lesquelles les Mayas auraient prédit la baisse de l’économie américaine, ou encore la mort du Pape. Et, passant sans encombre de l’eschatologie au conspirationnisme, les adeptes de 2012 se firent le relais de nombreuses théories du complot.
Ainsi, ils reprochèrent à l’Eglise catholique d’être à l’origine de la désharmonie mondiale, pour avoir substitué la temporalité incohérente du calendrier grégorien à la temporalité naturelle du calendrier maya. Ils imaginèrent que une Humanité contrôlée par des lémuriens prenant l’apparence des élites mondiales, ou encore qu’elle serait rendue obéissante et matérialiste par une drogue mise dans l’eau, la nourriture et le dentifrice par les « plus riches du monde, ceux qui dirigent le monde, qui sont au-dessus des gouvernements » (comme l’aurait fait Hitler pendant la seconde guerre mondiale).
Les théories conspirationnistes fournirent aux jeunes deux-mille-douziens « le sentiment de pouvoir maîtriser le présent, prévoir l’avenir et déjouer les pièges du futur, sur la base d’une connaissance supposée profonde de la marche du monde »[1]. De la même manière, le scénario du 21/12/12 les gratifia d’un destin prévisible, en fonction duquel ordonner l’Histoire.
En offrant des schèmes totalisants d’explication du monde, il semble que les théories du complot et les scénarios eschatologiques aient permis aux habitants du XXIème siècle de juguler leur incertitude face à l’immensité des systèmes globaux.
Les générations deux-mille-douziènes ont eu peur. Plutôt que de s’efforcer de produire un matériel conceptuel permettant de penser le présent et de construire l’avenir, elles se sont réfugiées dans les bras de leurs aînés qui, sûrs d’eux, scandaient la fin de l’Histoire. Et elles ont imaginé un futur qui ne serait autre qu’une nouvelle origine, le fantasme d’un passé dans l’avenir…
De plus, ne se sentant pas l’autorité de faire entendre leurs idéaux, elles les ont diffusé à travers la référence à des civilisations ancestrales. Or, en déléguant leurs visions à des ancêtres, elles se sont déresponsabilisées de leur devoir de construire l’avenir. Parallèlement, en adhérant à des théories du complot, elles ont renoncé à assumer leur rôle d’acteur du monde global.
Ainsi, tandis que tous les ingrédients étaient réunis pour que se produise un mouvement social de grande ampleur (critiques politiques, imaginaire utopique, dénonciation des « coupables », diffusion massive et internationale), on a assisté le 21 décembre 2012 à l’attente d’une intervention surnaturelle, d’un évènement cosmique.
2012 a tendu un piège à nos contemporains: celui de la nostalgie d’un monde qu’ils n’avaient pas connu, de l’abandon de leurs responsabilités au profit de théories conspirationnistes, de la renonciation à leur liberté d’action contre la prévisibilité du destin prophétique.
C’est pourquoi il faut maintenant se réveiller, et se sevrer une fois pour toutes des idées dépassées des anciennes générations : incapables de concevoir le présent, elles prédisent la fin du monde et menacent de la provoquer.
La division de l’Humanité entre colons et colonisés n’est plus d’actualité et empêche l’union, les récits totalisants ne permettent pas d’embrasser la complexité du monde et favorisent la pensée mono causale, l’évolution n’est pas linéaire et le Progrès a plusieurs visages.
Habitants du XXIème siècle, pensez donc à toutes les histoires que vous pourriez raconter à vos enfants.
Mélissa Elbez
Doctorante en Anthropologie sociale
à l’EHESS de Paris
[1] Taguieff, P-A. (2005), La foire aux illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, p.84.