Entretien

JEAN-LOUP AMSELLE : Quand le passé remplace l’avenir

ENTRETIEN : JEAN-LOUP AMSELLE

Quand le passé remplace l’avenir

La nouvelle génération est mise en difficulté de penser l’avenir et de s’y figurer une place. Pour Jean-Loup Amselle, ce trouble se traduit par un retour à une tradition parfois archaïque ou tribale.

Jean-Loup Amselle est anthropologue. Il enseigne à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et dirige la revue Cahiers d’études africaines. Il est, entre autres, l’auteur de Rétrovolutions, Stock, 2010 ; L’Occident décroché, Stock, 2008 ; Branchements, Flammarion, 2001 ; Vers un multiculturalisme français, Flammarion, 1996. Interrogé par Melissa Elbez pour Tohu Bohu, il livre ses réflexions sur le rapport à l’avenir de la nouvelle génération.Article 4 -vignette

Mélissa Elbez : En 2010, vous avez écrit un livre intitulé Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains (Stock). A quoi faites-vous référence dans ce titre ?

Jean-Loup Amselle : Dans ce livre, je voulais montrer que le mot d’ordre qui prévaut actuellement est « No Future » et qu’il n’existe donc plus de « principe espérance » tourné vers l’avenir. L’avenir est en effet très sombre pour les jeunes générations, particulièrement depuis le début de la crise systémique de 2008. L’avenir se situe donc désormais dans le passé, et c’est ce que je voulais exprimer à l’aide du néologisme « Rétrovolutions ». Il faut donc se « retourner » vers l’origine de l’individu et du monde, les deux domaines pouvant être conjoints, afin de retrouver les vieilles sources de sagesse appartenant à un monde que nous avons perdu. Dans ce cadre, tout le référentiel disponible peut être mobilisé : le yoga, le bouddhisme, la sagesse tibétaine, les chamanes amazoniens dispensateurs d’ayahuasca, la psychanalyse jungienne et ses archétypes, etc. L’essentiel est de parvenir à effectuer un nouveau départ, à partir d’un état initial, d’une sorte de big bang qui redonnera une nouvelle fraîcheur à notre vieux monde fatigué. On assiste donc à une spiritualisation du monde qui a des effets à la fois sur le plan religieux et philosophique. Les vieilles religions, comme le catholicisme, sont frappées d’obsolescence et sont remplacées par des formes de spiritualité « à la carte » qui sont façonnées par les individus. C’est ce qu’on nomme la configuration « new age », configuration qui est née avec la contre-culture de la « beat generation » et des hippies des années 1960, mais qui se prolonge actuellement et constitue sans doute le mode privilégié d’enrégimentement à l’heure actuelle.

ME : En France, à quel contexte historique renvoie ce que vous avez appelé « la facture postcoloniale »?

JLA : J’ai parlé de « facture postcoloniale » pour me moquer gentiment des tenants de l’idée de « fracture postcoloniale ». Car à mon sens, il y a un prix à payer lorsqu’on analyse les faits sociaux et politiques en termes de postcolonialité. En effet, référer l’ensemble des problèmes qui affectent les sociétés contemporaines à des phénomènes comme la traite esclavagiste et la colonisation, revient à occulter les conflits de classe internes à chaque pays. C’est ce que j’appelle une politique « sociétale » et multiculturaliste du « fragment », que celle ci-concerne les Lesbiennes, Gays, Bis et Trans de France ou les minorités visibles comme les Black ou les Beurs. Evidemment, cette posture est plus « glamour » que celle qui met l’accent sur les conditions matérielles du plus grand nombre et c’est ce qui explique que la fondation « Terra nova », la boîte à idées du PS, ait mis l’accent, au cours de la dernière campagne présidentielle, sur le « fragment » pour toucher la nouvelle clientèle électorale « ethno-éco-bobo » de ce parti.

 

ME : Quels sont, d’après vous, les risques de la déconstruction philosophique de « l’Occident » ?

JLA : La déconstruction philosophique de l’Occident a pour inconvénient, à mon sens, d’absolutiser les différences et de passer sous silence ou de minorer les « commonalities », comme disent les Anglo-saxons, c’est-à-dire les universaux. Si vous tentez de dégager une pensée ou philosophie africaine, amérindienne ou océanienne et que vous en faites un savoir, une épistémologie ou une ontologie « indigène » radicalement opposée à son contraire « occidental », vous éliminez toute possibilité de communication entre ces différentes entités. Par ailleurs, cette posture postcoloniale ou « décoloniale », qui veut revendiquer une spécificité radicale des savoirs autochtones, le fait souvent sur le mode de la « ruse de la raison », à savoir qu’elle reprend en général les énoncés les plus éculés de l’ethnologie.

ME : Dans L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes (Stock, 2008), vous décrivez la rencontre entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy en termes d’apports mutuels : tandis que Sartre aurait découvert en Benny Lévy « ce qu’il ignorait jusque-là : un Juif « réel » ou tout du moins revenu à la religion de ses ancêtres », il lui aurait permis « d’amorcer son retour au judaïsme, à partir d’une position philosophique » (2008, p.46). Pouvez-vous expliquer en quoi Sartre a pu lire dans le retour à la religion de Benny Lévy « une possibilité de renouveau pour la révolution, […] un « Principe Espérance » à l’universel » (2008, p.46) ?

JLA : Jusqu’à sa rencontre avec B. Lévy, Sartre ne connaissait que des juifs français assimilés comme ceux qu’il décrit dans « Réflexion sur la question juive »  et dont la judéité n’existe que par le biais d’un regard extérieur. C’est la fameuse thèse selon laquelle « c’est l’antisémite qui fait le juif ». Avec B. Lévy, Sartre fait connaissance avec un juif immigré, arrivé récemment d’Egypte, et qui est différent des « israélites » français qu’il côtoyait jusque-là. Mais ce qu’a apporté B. Lévy à Sartre, lassé du stalinisme du PC, c’est une nouvelle conception de la Révolution, prophétique à certains égards, voir « new age », telle qu’elle avait été formatée par la Gauche Prolétarienne. A travers B. Lévy et le maoïsme, Sartre a opéré une « spiritualisation » de la philosophie, de sa philosophie, qui sera entreprise de manière analogue par M. Foucault dans Le Souci de soi (Gallimard, 1984) et dont on peut trouver des échos chez les « Nouveaux Philosophes » ou, plus récemment, chez des philosophes comme André Comte-Sponville, Michel Onfray et Luc Ferry. Le résultat de ce processus, c’est l’évacuation de la dialectique et du marxisme.

ME : Dans ce même livre, vous présentez la philosophie d’Emmanuel Lévinas comme un « rempart contre toute forme de totalitarisme » (2008, p.49). En quoi la mise en opposition par Lévinas des figures d’Ulysse et d’Abraham reflète-t-elle ce positionnement, et quelle leçon peut-on en tirer pour l’avenir?

JLA : Lévinas est un adversaire des Lumières et de la dialectique hégélienne, en lesquelles il voit, à l’instar d’un certain nombre d’autres philosophes contemporains, Jean-Claude Milner par exemple, l’origine du totalitarisme, c’est-à-dire du communisme. Il faut donc, pour Lévinas échapper à l’universalisme de la philosophie occidentale, à sa clôture, (symbolisée par le retour d’Ulysse à Ithaque), et s’ouvrir à d’autres formes de pensée comme la pensée juive (symbolisée par le refus d’Abraham de revenir dans sa patrie). En ce sens, Lévinas est un penseur post-colonial avant la lettre puisqu’à partir de la pensée juive, il « provincialise l’Europe ».  Sa pensée peut donc être reprise par tout un courant multiculturaliste qui s’emploie à montrer que l’Europe s’est construite à partir d’apports divers – musulman, juif, africain, entre autres – et qu’elle ne saurait donc être réduite à sa composante chrétienne.

Propos recueillis par Melissa Elbez