Transmettre le nouveau.
Transmettre le nouveau.
Nouveau, new, avant-première, inédit, prime, jeune, prémices, néo : le non-nouveau est exclu du champ des possibles quand le nouveau définit le banal. L’accession à la propriété est la perspective à laquelle la réussite nous destine dans sa visée patrimoniale de pérennité fantasmée, alors que l’actuel ne parvient à se définir qu’en adressant à l’instant qui le précède l’insulte du « sale vieux ».
Pourtant, l’avenir auquel nous rêvions il n’y a que vingt ans est loin d’être advenu : il a même beaucoup baissé, comme marqué subitement dans son corps par le réel de la vie. Nous autres rêvions éveillés d’un avenir si radical qu’il nous détacherait chaque matin de la gravité terrestre dans des automobiles volantes, qu’il nous protégerait de toutes douleurs corporelles, que la violence serait un usage révolu et démodé, et que des lunes artificielles, noires ou non, accueilleraient nos légères escapades. Constatons-le autour de nous : l’avenir n’est pas au rendez-vous. Il semble être retourné se dissimuler au fond de la béance de nos fantasmes. En revanche, le nouveau lui, est partout. A quoi peut bien nous servir ce nouveau sans avenir ? Pourquoi l’actuel n’a que l’ordre des générations comme argument différentiel ?
Tic-tac : l’ordre des générations
La génération – l’engendrement – s’affranchit d’ailleurs régulièrement de l’épithète « nouveau » dans son interprétation hystérique du « achète-moi ». Notre excroissance digitale communicante est désormais « 4G », renvoyant par son simple nom ses aînés au cimetière des fonds de tiroirs oubliés, des poubelles non recyclées, vers le démontage acharné dans les décharges dont l’inanité n’a rien de nouveau. Plus encore. L’homme, sa démocratie et ses assemblées sont bien décidés à en finir avec la résistance – bien injuste elle – du monde de la servitude volontaire sous-payée envers ceux qui se trouvent être plus proches de leur scène obstétrique. Le tant attendu et promis contrat de génération est là : la république classe ses citoyens selon l’ordre de ponte qui signe également – les aviculteurs le savent – la promesse de leur péremption.
Alors que notre consommation n’était que naissante, le nouveau paraissait œuvrer pour la sauvegarde d’une valeur qui échappe au monétaire. « Cet avilissement que subissent les choses du fait de pouvoir être taxées comme marchandises est contrebalancé chez Baudelaire par la valeur inestimable de la nouveauté. La nouveauté représente cet absolu qui n’est plus accessible à aucune interprétation ni à aucune comparaison. Elle devient l’ultime retranchement de l’art. La dernière poésie des Fleurs du Mal : « Le Voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! » Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le Nouveau. »[1] Au bout de la route qu’emprunta Walter Benjamin, comme celle que nous empruntons sous un ciel moins morbide, le nouveau nous mène à la radicale simplicité de l’inorganique.
Le nouveau court après la mort
Par-delà la tragédie qu’il incarne, Benjamin nous transmet un nouveau corolaire à la mort : maintenir un objet en dehors du nouveau est alors une lutte frontale contre la pulsion du retour à zéro. Ici nous retrouvons une vieille nouveauté. L’intrication d’Eros et de Thanatos que nous enseignait Sigmund Freud est donc toujours là, dans ce marketing omniprésent du nouveau, après que notre avenir a pris un coup de vieux, et que ses enseignements ont survécu à beaucoup d’autres. De la vie monocellulaire à l’humain, qui n’a de supérieur que la capacité à constater son imperfection, la vie nouvelle n’émerge de facto qu’avec la possibilité de la mort. La transmission est le rêve d’un pont qui survolerait l’enchaînement des naissances et des morts, pour que les répétitions rencontrent un sens dans le fantasme de la culture. La fin du « Voyage » du flâneur se trouve donc Au-delà du principe de plaisir[2]. Ce que nous apprenons ici de ce voyage baudelairien repose alors sur l’espoir fou qui fonde l’acte de transmission de Benjamin. Le nouveau, comme but, est condamné à une répétition si son apparition ne se fonde pas dans le fantasme que nous bâtissons en transmettant. Si notre vieil avenir n’en a plus, c’est peut être que le nouveau se répète jusqu’à écœurement, sans se fonder sur aucun autre fantasme que celui de répéter à nouveau.
Transmettre : se jouer de la mort
Quelle que soit l’heure de notre premier cri, la transmission peut porter nos paroles au-dessus de la répétition des vaines nouveautés, bien au-delà de notre dernier. Nous serions alors passés par l’organicité qui nous drive – qui nous pulse – pour retourner à la poussière que nous sommes. Mais nous insulterions au passage la répétition en la transcendant. Primo Lévi y parvint avec le mythe de Lilith que Tischler – son compagnon perdu – lui confia. « Si la chance a été assez bonne pour moi, elle ne l’a pas été pour Tischler. Mais il m’est réellement arrivé, plusieurs années après, d’assister à un enterrement qui s’est déroulé comme il me l’avait décrit, par une danse défensive autour de la bière. Et il est inexplicable que le destin ait choisi un épicurien comme moi pour redire cette fable pieuse et impie, faite de poésie, d’ignorance, d’acuité téméraire, et de cette incurable tristesse qui s’élève sur les ruines des civilisations perdues. »[3] Lui, l’auteur assimilé, démontre par son exemple que le sens de la transmission surgit là où l’on n’espère plus, comme le Witz produit le rire sur le lieu de la fatalité.
C’est bien ce Witz, ce trait d’humour qui retourne le langage vers son point d’absurdité, qui nous montre la route de ce que l’on n’entendait pas avant lui. La transmission sublime le nouveau pour que, dans son irrévérence à l’ancien, il ne fasse rien de mieux que révéler les sens restés inouïes.
Emmanuel Niddam.