LE JOURNALISTE EN PASSEUR
LE JOURNALISTE EN PASSEUR
Entre neutralité et partialité, un Tohu Bohu ouvert et subjectif
Pourquoi, aujourd’hui, proposer un journal ? Journal rédigé, qui plus est, par des membres
de la communauté israélite : journal « juif » pourraient dire ceux qui depuis plus d’un siècle
aiment à voir la presse de toutes parts « enjuivée ». Pourquoi, donc ? Et comment, dans le
contexte contemporain ?
Répondre à ces questions, c’est d’abord préciser ce qu’il faut entendre par l’expression de « contexte
contemporain ». À savoir : une situation dans laquelle les médias semblent animés par la volonté de
livrer des informations « objectives et neutres » et ne parviennent pourtant qu’à donner du subjectif
et du partial. Plus nos journalistes s’efforcent de garder un point de vue détaché et distant, plus
nous assistons, impuissants, au déchaînement des subjectivités. Sous couvert d’informations
supposées conformes à la réalité, ce ne sont que témoins avides de témoignages ; victimes qui
rivalisent de victimisation ; héros d’un jour cherchant leurs quarts d’heure de gloire — chacun y
allant de sa rengaine, dans la grande foire aux affects. D’expériences singulières en vécus intimes
dévoilés, rien ne nous aura été épargné.
La «liberté d’expression», un alibi?
Dans ce climat, le journaliste – à la fois témoin et passeur – semble avoir le plus grand mal à faire
prévaloir une opinion pondérée. Ce quelles que soient ses bonne intentions, réelles ou prétendues.
La liberté d’expression couvre ainsi toutes les dérives ; et pour citer un exemple récent, on peut
avoir la plus grande peine à suivre un Daniel Schneidermann lorsqu’il affirme en chronique de
Libération que la seule manière pour que « le pré carré audiovisuel » reste un « lieu crédible de
débat d’idées » soit de donner la parole à des Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral, Marc Edouard Nabe.
Que les arguments de ces derniers ne soient susceptible de convaincre que les convaincus : c’est une
nouvelle preuve du fait que les termes de « liberté d’expression » et de « débat d’idée » sont
redevenus synonymes de « liberté de convictions » et « polémiques haineuses ». Retour au bon
vieux temps des ligues – entre les deux guerres mondiales ?! On en connaît les conséquences
funestes.
En finir avec les mass media?
En parallèle, c’est un déluge d’informations en continu qui nous assaille en permanence. Buzz,
tweeds, et notifications : le flux ne laisse nul temps de répit pour la prise de distance. Faut-il alors
décider de couper les ponts avec un « système médiatique » accusé de tous les maux ? Faut-il se
retirer dans une tour d’ivoire, ne pas vouloir s’en mêler, prôner l’idéal de pureté – et penser que rien,
jamais, des journaux et médias, ne pourra sortir de bon ?
Si la réponse à ces question était positive, ne resterait qu’à suivre l’exemple d’un Franz Kafka et «
sacrifier la vérité à la transmissibilité » (l’expression est de Walter Benjamin). Ce qui signifierait ici,
penser que seule la littérature, la fable, la narration, seraient à même de sauver l’essentiel.
Si néanmoins on pense qu’il est encore permis de se (re)lancer dans l’arène, alors, nous en revenons
à notre question de départ: pourquoi, et à quoi bon ? Est-ce simplement pour alimenter les
conversations ? Alors, il suffirait de s’en remettre aux opinions de Gabriel Tarde, sociologue
français et mondain notoire (un Proust égaré en sociologie, en quelque sorte !) pour qui lire le
journal n’était qu’une pure manifestation de sociabilité. Et l’on réduirait ainsi la presse aux
conversations de comptoir.
Comme dans un livre ouvert
Mais une telle option peut-elle être sérieusement envisagée ? N’a-t-on le choix qu’entre conter des
récits ou créer un réservoir de sujets de conversations ? Ou alors, monter une tribune pour rhéteurs
de sinistre augure ? Installer une scène pour l’étalage des états d’âme de chacun ?
Sans doute pas. Au risque de paraître répondre en décalage : ne serait-ce précisément pour laisser
l’ensemble de ces questions ouvertes, et en conflit (un journal, pourquoi, comment, et selon quelles
options) qu’il peut valoir la peine de lancer un journal ? Faire travailler les contradictions entre rôles
de passeur et du témoin, d’information et de narration, de tribune et de scène, de rhéteurs et de
journaliste. Mais aussi ferrailler entre le « neutre » et le « partial » (les deux semblent
indissociables). Reprendre l’ancien, trouver le nouveau, sans laisser l’écho des querelles se
refermer. Ni « sacrifier la vérité pour la transmissibilité », ni s’isoler dans le bon droit. Bref : «
enjuiver » la presse, au sens le plus positif du terme. C’est-à-dire : empêcher que ne puisse
jamais se clore le sens. Et ouvrir ainsi non un lieu de chaos, mais un espace de joyeux tohubohu — espace mixte, indistinct riche de promesses, dont l’existence, selon la Genèse, précéda et
permit la séparation des cieux et de la terre, des terres et des océans. Lieu ouvert, non fermé. Car la
clôture du discours, n’est-ce pas immanquablement : l’amorce du totalitarisme ?
Benjamin Lévy