Fiction

Momia, au nom de tous les siens

Momia, au nom de tous les siens

Nouvelle

Momia était un tigre de Sibérie en fin de vie lorsqu’il fit venir auprès de lui ses trois petits.

Les couleurs orangées de sa robe ne brillaient plus comme autrefois, ses moustaches écourtées par le temps ne lui indiquaient que le chemin du cimetière des grands félins.

«Comme vous le savez, il y a bien longtemps que je ne chasse plus le sanglier…» dit-il à ses trois tigreaux. Un silence.

«Je serai bientôt de l’autre côté». Un long silence.

La plaine recouvrait avec sérénité les chatouillements printaniers de cette herbe pubère. Disposés en demi-cercle juste devant leur vieux père de façon à le protéger des dernières velléités de la froide saison, les petits s’interrogeaient.

«Il faut que vous écoutiez attentivement une dernière fois notre Histoire», chuchota Momia.

«Demain, après demain ou lors de la saison des vents humides, je vais mourir. D’autres l’ont fait avant moi. Lorsque je devais avoir votre âge il m’est arrivé d’imaginer le tableau représentant ma fin de vie. Dans l’insouciance des délicats recoins de cette perspective qui semblait alors si éloignée, je me plaisais à décompter du plateau jusqu’à la plaine toutes les rayures familières que j’avais croisées sur ma route et qui venaient à présent me dire adieu. Au premier plan se trouvaient papa et maman, vos grands-parents. Ils souriaient et ne me tenaient pas même rigueur de partir le premier. Juste derrière eux je devinais le reste de ma tribu: frères et sœurs adorés, oncles, tantes et cousins. Un peu plus en retrait, rayonnaient les quelques jeunes tigresses que j’avais trouvé jolies tout au long de ma courte existence. Sur les flancs de l’étendue, alignés en quinconce, je distinguais mes amis de toujours. Ils pleuraient comme tombe la rosée, douce et indispensable. Enfin l’horizon m’était voilé par des dizaines d’autres gueules amicales. Ici, Tapo notre voisin, et là Fincha la solitaire. Cette harmonie de la dernière heure embauma ma vision de la mort durant de longues années. Puis cette chimère me quitta brutalement et advient ce que vous savez et que vous allez de nouveau écouter.

Les hommes sont arrivés…

Dans un premier temps sont venus, par expéditions de trois à six mois, des équipages d’une quinzaine de scientifiques désireux d’explorer notre Sibérie natale. Prudents, les anciens de la tribu nous demandèrent à tous de se cacher. Il fallait réapprendre à vivre, à reconsidérer notre territoire comme n’appartenant plus aux tigres ou à l’ours polaire mais à l’Homme. Le temps a passé et peu à peu nous nous sommes habitués à leur présence qui ne présentait en vérité pas de danger particulier. Ces drôles de bipèdes semblaient simplement vouloir chaque jour tenir la preuve que l’eau était bien Eau, que la neige restait bien Neige. Leur seul crime résidait dans le dérangement quotidien de leurs assourdissants va-et-vient, faisant grimper ainsi la côte des prises du renard et du phoque. Quand ces hommes sont partis, la plaine est redevenue nôtre. Je faisais alors partie de ceux qui allaient jusqu’à regretter leur départ: nous n’avions effectivement pas eu le temps de les apprivoiser.

Quelques années plus tard, une nouvelle sorte d’homme apparut sur nos terres.

Celui-ci ne se promenait que seul ou bien par horde de trois individus au maximum, l’une de ses deux mains serrait sans cesse une longue crosse noire en acier. Le pas souple et décidé, l’homme écrasait la neige et ne se souciait pas de l’eau. Ses avancées auraient dû me mettre sur la piste… C’est lors d’une matinée particulièrement lumineuse qu’un bruit se fit entendre : sourd, clair, fuyant. Des grives se sont affolées vers le ciel, Fincha la solitaire est tombée. L’individu s’est alors approché de notre sœur à terre et a commencé à la dépecer soigneusement. Les mains en sang, l’homme s’est relevé en sifflotant, les muscles de ses larges épaules drapés de la robe tigrée de Fincha. Tapi entre deux immenses ligulaires jaunes, terrorisé et hagard, j’ai appris ce matin-là la fragilité de notre espèce.

En quelques décennies, plusieurs milliers de tigres ont été exterminés par balles, pour seul motif qu’ils étaient tigres. A présent presque toute la tribu a disparu. La plupart sont morts, d’autres ont fuit à temps la Sibérie pour s’installer dans des contrées plus sûres, mieux protégées, comme en Corée. Certains ont même feint de ne pas être tigres, reniant jusqu’à leurs particularismes, se laissant dompter lors de numéros grotesques exécutés dans les cirques de la ville.

C’est pourquoi mes chéris, n’oubliez jamais l’histoire de notre espèce. Ce massacre ne fut pas le premier, il est une énième rayure à votre robe. On a jalousé  votre peau -à la mort, on a commercialisé vos dents- à la mort, on a  craint votre supposée puissance- à la mort, on a escompté votre disparition définitive. Votre habitat naturel est de plus en plus menacé par l’homme et sa mégalomanie, mais sachez qu’il y a une terre nommée Sibérie qui vous appartient et qu’il est de votre devoir de sauvegarder et de repeupler.»

Momia se retira le soir même dans un des versants du mont Belukha, conformément à la pudeur de ces grands fauves. Les trois tigreaux s’endormirent sagement, dépositaires de la mémoire des félidés de Sibérie.

 

 

Jérémy Séroussi