Entretien

FRÉDÉRIC ENCEL : La mémoire, un moteur politique?

ENTRETIEN : FRÉDÉRIC ENCEL

La mémoire, un moteur politique?

Les problématiques mémorielles jouent un rôle important dans les évolutions contemporaines des sociétés et des scènes politiques contemporaines. Pour Frédéric Encel, qui répond aux questions de Tohu Bohu, esquisse un tableau des forces politiques qui mettent les questions mémorielles au coeur du débat.

Frederic Encel est Docteur HDR en géopolitique, professeur à l’ESG Management School et maître de conférences en relations internationales à Sciences-po Paris. Il est notamment l’auteur de “Comprendre la géopolitique” (Points-Seuil, 2009) et de l'”Atlas géopolitique d’Israël” (Autrement, 2012).

Quid du négationnisme dans les Etats d’Europe aujourd’hui?

Il est objectivement assez faible, du moins dans sa forme active. Ici et là, en France notamment, de pitoyables individus soit de la mouvance rouge/brun, soit adeptes détraqués de Faurisson, poussent leur immonde chansonnette sur la Shoah. A l’est, c’est plus compliqué ; pour des raisons politiques et historiques (rancoeurs et irrédentisme datant de 1919 !), les populistes d’extrême droite en Hongrie, par exemple, parviennent à se faire entendre. Mais leur propos négationnistes sont clairement l’une des facettes d’un antisémitisme déjà très ancré et virulent.

Quelles sont les avancées notoires du travail de mémoire opéré par les Etats européens dans la période récente? 

Il n’y a pas en Europe de négationnisme d’Etat vis à vis de la Shoah, et c’est déjà fort bien. Les Arméniens ne peuvent hélas pas toujours se prévaloir d’une telle situation… Quant au travail mémoriel, il est effectué remarquablement en France, sans doute car la communauté juive, numériquement importante, y est très active sur ce thème, mais aussi parce que la classe politique entretient globalement un niveau de conscience très élevé. En Allemagne aussi et même dans les Pays baltes, il y a eu, notamment depuis les années 1990, un vrai travail d’Etat. Ailleurs, cette préoccupation est moindre et, parfois, inexistante. Suivez mon regard : on ne peut pas réellement considérer l’Autriche comme un modèle !

Quelles sont les forces politiques qui font la promotion du négationnisme? 

Le fer à cheval du Professeur Faye, à savoir les extrêmes : extrême-droite, extrême-gauche, quelques Verts perdus, deux ou trois anciens humoristes ou dessinateurs fourvoyés, plus, désormais, les islamistes radicaux. Quant au négationnisme du génocide arménien de 1915, on le trouve surtout dans les communautés turques et chez ceux qui ont des intérêts sonnants et trébuchants à Ankara…

Quelles sont les forces politiques qui luttent effectivement contre le négationnisme? 

Certes ! Mon pochain ouvrage portera justement sur la géopolitique des mémoires génocidaires, c’est à dire sur l’impact des génocides, longtemps après leur perpétration, sur la politique d’Etats-nation contemporains ; Israël, le Rwanda et l’Arménie mènent tous trois – même à des niveaux différents et de manière différente – des politiques de près ou de loin en rapport avec leurs traumas génocidaires respectifs.

Existe-t-il des pays où les enjeux mémoriels ont bousculé le paysage politique, d’une manière ou d’une autre?

Oui et non. Oui dans la mesure où la vivacité d’un souvenir collectif cruel permet de renforcer un sentiment de solidarité nationale, et/ou de se munir moralement (ou politiquement) contre un “remake”, mais attention au syndrome paranoïde ! La politique se fait avec, pour ou contre des vivants. Lao Tse disait que l’expérience est une lanterne que l’on porte sur son dos et qui n’éclaire que le chemin parcouru…