Du Fond

Etre citoyen sans racines : une tentation impossible

TRANSMISSION ET CITOYENNETÉ

Etre citoyen sans racines : une tentation impossible

« On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes. » énonce un proverbe yiddish. Mais, au fond, pour un être humain, qu’est-ce qu’avoir des racines ? En première approche, être enraciné, c’est provenir d’un lieu géographique. Mais que signifie avoir des racines, quand aucun sol ne nous tolère, et qu’est-ce qui fait alors communauté ? Qu’est-ce qu’avoir une appartenance dans nos sociétés dites individualistes ?

Les appartenances sont plurielles : présentées tantôt comme des héritages, des « racines » dira-t-on, qui attachent à un territoire, à une histoire, à un groupe, à une famille, à un environnement, etc., tantôt comme le fruit d’une démarche volontaire et élective, un trait singulier de la personnalité – des « ailes », dirons-nous. Toute l’ambivalence de la « transmission » est là : donner à la fois de solides racines, sur lesquelles se référer, se ressourcer, autour desquelles se fédérer, tout en laissant la possibilité de déployer les ailes de la liberté, au risque même, dans cet envol, de prendre de la distance par rapport à des racines vécues comme encombrantes.

Ainsi certains ont voulu être des « citoyens sans racines » ou du moins se débarrasser d’un héritage qu’ils vivaient comme une entrave. La vie de Kafka illustre la solitude et la souffrance de l’assimilé qui cherche vainement à être totalement intégré, et qui se sent toujours dans un entre-deux difficile à vivre.

L’accès à la citoyenneté des Juifs austro-hongrois : porte ouverte à l’assimilation

Juif assimilé, Juif anti-juif, antisioniste, sioniste, croyant, athée – Marthe Robert, dans Seul comme Franz Kafka, montre bien que Kafka est tout cela, aux différents moments de son évolution et parfois même simultanément. Dans la longue lettre qu’il adresse à son père, à l’âge de trente-six ans pour lui présenter les conséquences désastreuses de son éducation, Kafka s’attache au judaïsme comme au point central des malentendus qui a conduit père et fils à un état de guerre permanent, sur le terrain de leurs racines communes où ils auraient pourtant pu trouver motifs à se rapprocher. Enfant de l’assimilation, né en 1883 à Prague, dans une Bohême qui fait alors partie de l’Empire Austro-Hongrois, Kafka va en effet assister à une mutation radicale de l’existence juive, et cela à l’intérieur même de sa propre famille. L’émancipation des juifs est toute récente : la révolution de 1848 concède aux juifs les mêmes libertés que celles qui ont été accordées aux juifs français par la Révolution française. Les juifs venant d’accéder à la citoyenneté s’engouffrent alors dans l’occidentalisation et l’assimilation, délaissant leur propre culture et leur propre tradition, certains changeant même de nom et se convertissant au christianisme. Chez les Kafka, la volonté de réussite sociale ne laisse que peu de place à la pratique du judaïsme, car la priorité est de s’assimiler et de se germaniser. L’enfant n’aime pas accompagner ses parents à la synagogue, car il ne comprend pas les prières en hébreu, et ne voit, dans ce simulacre de pratique, qu’une sorte de « judaïsme mondain ». Il est alors impératif pour lui de se débarrasser de ses origines, et des liens tenaces que le judaïsme a tissés en lui. La rupture avec ce « fantôme du judaïsme » et les « choses juives » dont il est censé hériter est dès lors entièrement consommée. Ainsi Kafka écrit, dans sa Lettre au Père :

«  Enfant, j’étais d’accord avec toi pour me reprocher de ne pas aller souvent à la synagogue, de ne pas jeûner, etc […] Plus tard, adolescent, je ne comprenais pas que toi, avec le fantôme de judaïsme dont tu disposais, tu pusses me reprocher de ne pas faire d’efforts pour développer quelque chose de tout aussi fantomatique. Car, pour ce que je pouvais en voir, c’était vraiment une bagatelle, une farce, pas même une farce. […] Tel était donc le matériel constituant la foi qui m’a été transmise… Je ne voyais pas ce qu’on pouvait faire de mieux, avec un tel matériel que de s’en libérer au plus vite ».

On le voit, le vécu de Kafka est celui d’un voyageur qui se rêve sans bagages, qui déteste le mot « racines », dont l’image même lui est insupportable, précisément parce que les racines s’enfouissent dans le sol, retiennent l’arbre captif dès la naissance et le nourrissent au prix de ce terrible chantage : si tu te libères, tu meurs. L’identité réside, croit-il, dans cette nécessaire étape : congédier ses racines, fantôme encombrant, inutile, ennuyeux, fardeau trop étranger et lourd à porter, dont l’enfant déjà ne voyait pas ce qu’on pouvait faire, sinon s’en débarrasser. A ce stade, c’est « l’être sans racines » qui permet à un homme authentiquement libre de se déployer, d’agir, sans être entravé par les pesanteurs souterraines.

L’œuvre de Kafka, imbibée de la souffrance de l’assimilé

Or, il est particulièrement éclairant d’interroger la manière dont l’attitude de Kafka vis-à-vis du judaïsme va se transformer radicalement. Face à ses racines, la tentative d’évasion n’est que provisoire et constitue en réalité le préambule à la reconstruction de son identité : la longue période « d’assimilation » de Kafka prend fin vers sa trentième année. A force de se rêver sans racines, l’assimilation est vécue comme une souffrance, une perte d’identité, de celui qui se sent à la fois dans et en-dehors du judaïsme.

Il apparaît en effet, à ce stade du cheminement de la pensée, que l’assimilation est d’abord et avant tout un oubli. Alors que le Zahor (« Souviens-toi ») est au cœur du judaïsme, l’assimilé veut oublier ses racines, oublier la Tradition, et avec elle l’étude des textes sacrés et la pratique des mitzvoth, des commandements. Dévalorisant sa culture d’origine, considérée comme encombrante et périmée, et survalorisant par transitivité la culture du pays d’accueil, l’assimilé est celui qui veut oublier les langues juives, et oublier parfois jusqu’à son nom. Marthe Robert interprète d’ailleurs de manière significative la disparition du nom des héros dans les deux grands romans Le Procès et Le Château (respectivement Joseph K. et K), comme un défaut d’être du Juif qui perd son identité.

Dans ses nouvelles, Kafka dresse à ce titre un certain nombre de portraits féroces de l’assimilé. Enlisé dans l’oubli illusoire, devenant un homme sans qualités qui ne sait plus très bien qui il est, l’assimilé est un être hybride : embourbé dans des racines desquelles il ne parvient pas totalement à s’extraire, l’assimilé ne peut tout effacer, il reste en lui quelque chose de ses origines. C’est une manière d’interpréter le thème de l’hybride, omniprésent dans l’œuvre de Kafka. Dans Communication à une Académie, Kafka présente l’assimilé sous les traits d’un singe, qui ne veut plus rien savoir de ses origines et qui se souvient seulement s’être retrouvé dans une cage (celles de ses racines) dont il voulait sortir au plus vite : « Mes exploits n’auraient pas été possibles, si j’avais voulu m’opiniâtrer à songer à mes origines et à mes souvenirs de jeunesse. Le premier des commandements que je m’étais dicté était justement de renoncer à toute espèce d’entêtement ; moi, singe libre, je m’imposais un joug. En revanche mes souvenirs s’effacèrent de plus en plus. » Il trouve alors ce qu’il pense être une solution : imiter les humains, parler, devenir somme toute un singe savant : « j’ai acquis la culture moyenne d’un Européen, […] cela m’aida à sortir de la cage. »

La question juive omniprésente chez Kafka

De même, dans Le souci du père de famille, Kafka développe encore davantage le sens qu’il faut donner à cette thématique de l’hybridation. En effet, la nouvelle narre l’histoire d’un père de famille abritant un curieux hybride mi-objet, mi-être humain, du nom d’Odradek. Il s’agit plus précisément d’une bobine de fil qui parle, mais surtout d’une étoile : les fils qu’elle porte sont cassés et embrouillés. Cette bobine se déplace avec une béquille. A la question de savoir où elle habite, elle répond : « Pas de domicile fixe », et la nouvelle se clôt sur l’inquiétude du père de famille : « Peut-il donc mourir ? ».

A la lecture de cette nouvelle, comment ne pas voir dans l’étoile le peuple juif et dans les fils brisés l’allégorie de l’étiolement d’une transmission qui, au fil des générations, ne fonctionne plus comme par le passé ? Comment ne pas voir dans Odradek se déplaçant avec une béquille et dans l’interrogation finale du père la crainte viscérale de Kafka face au constat de l’acculturation d’un peuple, dépourvu d’Etat (« sans domicile fixe ») dont il se demande déjà s’il n’est pas en voie de disparition ?

L’œuvre de Kafka offre indéniablement des clés de lecture infinie. Si la référence au judaïsme n’est qu’implicite, au sens où Kafka s’est gardé d’employer le mot « juif » au profit d’une connotation volontairement fantastique dans ses textes de fiction, force est de constater que cette problématique juive est omniprésente. Ainsi, dans une lettre de 1921, à son ami Max Brod, Kafka est plus explicite encore. A propos de Literatur, oder Man wird doch da sein, de Karl Kraus, il écrit : « Mieux que la psychanalyse me plaît en l’occurrence la constatation que ce complexe paternel, dont plus d’un se nourrit spirituellement, n’a pas trait au père innocent, mais au judaïsme du père. Ce que voulaient la plupart de ceux qui commencèrent à écrire en allemand, c’était quitter le judaïsme, généralement avec l’approbation vague des pères (c’est ce vague qui est révoltant), ils le voulaient, mais leurs pattes de derrière collaient encore au judaïsme du père et leurs pattes de devant ne trouvaient pas de nouveau terrain. »

Le judaïsme comme traversée

En ce sens, qu’il soit géographique stricto sensu ou mémoriel, il n’y a pas de « terrain » ou de terreau, disons de « territoire », sans un vecteur de sortie du territoire. Pour reprendre les mots de Gille Deleuze, le territoire ne vaut que par un mouvement par lequel on en sort. Autant dire qu’il n’y a pas de sortie de territoire, c’est-à-dire de « déterritorialisation », sans un effort simultané pour se reterritorialiser ailleurs. L’être sans racines n’existe pas. Mais s’il existe des racines, c’est en effet tout autre chose qu’un sol où coller ses pattes, c’est même l’exact contraire : une expérience de l’inappartenance, un levier pour vaincre ses racines sans jamais toutefois les quitter.

L’ambivalence du lien de Kafka au judaïsme n’est donc, en fin de compte, paradoxale qu’en apparence. Ce que Kafka récuse violemment, c’est la tentation de l’assimilation comme oubli. Ce qu’il rejette, c’est aussi le judaïsme en tant qu’il est susceptible de créer un indéfectible sentiment d’appartenance à une communauté, alors même qu’il se compromet dans des fantasmes de « sources » en se fondant davantage sur la répétition illusoire de traditions et d’habitudes vidées de sens, plutôt que sur une éthique. Telle est la logique du déracinement : refus du judaïsme quand il implique de l’agrégat, de la fausse communauté, et retrouvailles avec lui quand il s’est fait support même de sa fuite, de son évasion, de son écart par rapport au carcan des racines – l’insoutenable difficulté d’être juif.

A contrario, ce que Kafka retient de ses racines, c’est le sens de la traversée, de cette inappartenance, d’une Alliance à reconduire sans cesse, dans les régions troublées de la Diaspora intérieure, où l’homme pourvu d’ailes mais aussi de racines est toujours à errer.

Une mémoire pour un peuple

Au terme de ce détour par l’analyse kafkaïenne, nous avons mis en évidence l’itinéraire de celui qui passe de la difficulté première d’être juif, à la conscience de l’impossibilité d’être un homme dépourvu de racines. Pour devenir citoyen, c’est-à-dire associé – du latin socius qui a donné société – il faut une conscience d’appartenance, des traditions, une langue commune, une culture, une histoire. Il n’y a pas de société sans histoire : la société est indissociable de la structuration d’une certaine conscience collective, la transmission de racines, dans laquelle l’individu – qui n’est pas une entité imperméable, étanche, affranchie de toute porosité et de toute influence – est baigné, quand bien même se révolterait-il pour affirmer sa conscience individuelle.

En ce sens la tentation d’être « un voyageur sans bagages », l’oubli intégral du passé est proprement pathologique : l’homme devient incapable de vivre, puisqu’en occultant d’où il vient, il a perdu tout repère, et, même la conscience de ce qu’il est et de ce qu’il peut être.

S’il est vrai qu’une conscience nationale peut s’hypertrophier et devenir dangereuse par la magnification et le culte de sa propre histoire, il ne l’est pas moins, à l’inverse, qu’un peuple sans mémoire n’a pas d’existence cohérente : ignorant aussi bien d’où il vient et de ce qui le constitue, il ne peut concevoir sa propre unité ni même sa réalité. Ignorant de la réalité de son passé, il peut, in fine, être manipulé par une histoire élaborée au seul profit d’un pouvoir en place… au risque de s’identifier au totalitarisme.

Par conséquent, avoir des racines sans chercher à s’en affranchir, n’est pas que l’aveu résigné d’une impossibilité, mais bien davantage un impératif citoyen. Dans cette perspective se comprend la démarche d’un Henri Bergson qui a fait sienne la devise cartésienne « Il faut agir en homme de pensée, et penser en homme d’action » (cf « La perception du changement », in La Pensée et le mouvant). C’est sous cet angle que l’on peut également interroger la position – au double sens de place et d’engagement – du philosophe par rapport à la société de son temps.

Place du philosophe et fardeau juif

En 1932, Bergson achève son nouvel ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion. L’opposition entre le « clos » et « l’ouvert », manifestant l’orientation nette vers des questions d’ordre théologique, montre une certaine inquiétude du philosophe quant au devenir de l’humanité, qui articule le particulier et l’universel dans l’imminence d’une catastrophe pressentie.

En effet, de même qu’il y a dans la durée, à la fois son élan créateur et ses retombées mortes, de même il existe une société « close » et une société « ouverte », une morale « close » fondée sur l’interdiction et l’obligation (ensemble de règles impersonnelles qui s’acquièrent par habitude), expression de la pression sociale, et une morale « ouverte », celle du saint et du héros. Bergson dénonce la religion statique et sa morale contraignante, au service de la cohésion du groupe et lui oppose une religion « dynamique » de l’amour du prochain – celle des mystiques. La morale ouverte a pour fonction d’amener les hommes jusqu’à des valeurs universelles. Portée par un grand homme, elle appelle à être imitée : cette imitation produit progressivement l’élévation morale de l’humanité. Il faudrait donc qu’un grand mystique, au sens chrétien tel que l’entend Bergson survienne, de manière que par son discours comme par son comportement, il inspire l’humanité à agrandir son âme, c’est-à-dire son esprit.

Pourtant en 1933, quand Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, demande à Bergson de signer un manifeste contre l’antisémitisme, celui-ci refuse et reste muet dans la tourmente : «  C’est parfaitement inutile : cette réprobation va de soi. Une telle déclaration n’a d’intérêt que si c’est un non-juif qui la fait ».  Le refus de Bergson n’a rien de surprenant : ayant rompu avec toute pratique religieuse depuis ses années estudiantines, Bergson incline vers le catholicisme ; pour autant cela ne l’empêche pas de vivre sa judéité comme une évidence. Etre conscient de ses racines, c’est ici un impératif moral plus qu’un attachement et un engagement sentimental. Retrait de naturalisation, du droit de vote, restrictions dans les professions libérales et les facultés, les discriminations antisémites s’étendent aux pays occupés et débutent en France dès 1939. Bergson a 80 ans lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Le 27 septembre 1940, la chasse au recensement commence et Vichy ne sait que faire de son glorieux philosophe juif. C’est alors que Bergson renonce à tous ses titres plutôt que d’accepter l’exemption des lois antisémites imposées par le gouvernement de Vichy : il refuse le titre d’aryen d’honneur qu’on lui aurait proposé, la dispense d’étoile jaune ainsi que tout passe-droit et se fait même recenser comme juif. Bien que désirant se convertir au catholicisme, il y renonce et expliquera dans son Testament du 8 février 1937 le sens profond de sa démarche :

« Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti si je n’avais vu se préparer depuis des années […] la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. »

« Etre juif, c’est se souvenir de ce qu’on veut oublier »

Ainsi, la conversion serait une désertion : elle n’est pas suspendue pour des raisons circonstancielles, graves et imprévisibles, elle est devenue moralement impossible. Le regard de Bergson sur le peuple juif, est, on le voit, aux antipodes de celui de Kafka, qui désirait retrouver ses racines, se tenir en son authentique proximité pour vivre avec lui et pour lui, dans ce terreau nutritif qui seul permettait de reconstruire son identité et de voir se développer en quelque sorte, sa plante intérieure. Non, Bergson quant à lui ne veut pas rester avec son peuple parce qu’il éprouve de la sympathie ou une proximité aux racines que sont le judaïsme, mais essentiellement et uniquement parce qu’on ne déserte pas un destin collectif. Partager le sort des persécutés, ce n’est pas un choix religieux, c’est un choix moral et politique, un choix de citoyen libre et courageux, un choix d’honneur et surtout de responsabilité. Non seulement l’on ne peut être citoyen sans racines, mais plus encore, être citoyen et avoir des racines ne sont qu’une même chose, l’avers et le revers d’une même médaille.

Levinas résumera d’une phrase, en 1946, dans son « Hommage à Bergson » : « il ne restait dans ces heures de désespoir que la grandeur de la conduite ». Levinas l’explique à de nombreuses reprises : le judaïsme est un humanisme. Le « peuple élu », est une élection de responsabilité, et non une élection de privilèges. C’est au fond l’élection de tout être moral qui sait que personne ne peut le remplacer, la gravité de cette fidélité à une certaine éthique ou à une certaine relation avec les autres hommes. Ce qui fait dire à Levinas « Être libre, c’est faire ce que personne ne peut faire à ma place ». Dès lors l’éthique ne s’enracine pas dans un monde commun – dans une polis – mais dans un « hors-lieu » où le sujet se découvre responsable pour l’autre humain, à l’infini. Après Auschwitz, survivre ressemble à un privilège, d’où l’impérieuse responsabilité, dans l’ajournement de la mort,  de ne pas renier ses racines, afin d’enseigner aux générations futures ce devoir de mémoire.

Kafka, Bergson, Levinas, tous rencontrent, à travers leur cheminement propre, la factualité juive comme origine indépassable. « Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme » écrivait déjà Levinas en 1935. Il ne parle pas du judaïsme, mais de l’être juif, de l’« exister en tant que juif ». Car quand bien même voudrions-nous oublier nos racines, nous ressentirions tout le poids de cette tentation impossible. Au fond, c’est sans doute cela, être juif : le juif d’aujourd’hui se souvient de ce que les juifs ont été, ou de ce qu’ils ont oublié. Etre juif c’est se souvenir de ce qu’on veut oublier. Des racines et des ailes. Les racines ne nous disent jamais ce qu’elles sont, « ce que c’est qu’être juif », elles nous disent simplement ce que doit faire l’homme, pour que le mot « homme » ait encore un sens.

Marine Azencott