Entretien

DENIS CHARBIT : Sionisme d’aujourd’hui et de demain

Sionisme d’aujourd’hui et de demain

Interview de Denis Charbit, réalisée par Anne-Sophie Sebban, doctorante en géopolitique

1) Selon vous, quelle est la définition la plus pédagogique que l’on peut donner du sionisme?

Le sionisme est l’idéologie politique qui a consisté à rassembler les juifs en Israël pour y fonder un Etat et y faire renaître la langue hébraïque.

2) Et une fois l’Etat créé, quelle définition donner au sionisme pour expliquer sa pertinence actuelle?

Le sionisme prend alors évidemment une autre dimension. Il consiste, d’une part, à assurer le maintien de cet Etat dans la mesure où il est toujours en conflit avec quelques-uns de ses voisins, et, d’autre part, à en  faire un pôle d’attraction pour les juifs de la diaspora, qu’ils s’y établissent ou qu’ils le considèrent comme une part significative de leur identité.

3) Est ce que le sionisme doit prendre un sens différent selon que l’on se trouve en Israël ou en diaspora ?

Pour les Israéliens, le sionisme est le nom donné au patriotisme. Lorsqu’on déclare faire quelque chose “par sionisme”, cela veut dire qu’on agît de manière désintéressée, bénévolement,  au service de la collectivité. Etre sioniste, c’est, bien sûr, être soucieux de l’avenir d’Israël, de sa prospérité et de sa sécurité. Mais si la définition reste strictement consensuelle,  on n’est pas très avancé: un tel discours devient très vite de la langue de bois, du sirop de sucre, rébarbative et lénifiante.

En diaspora, le sionisme consiste à soutenir l’Etat d’Israël, mais c’est le degré zéro du sionisme. Je perçois de la part des juifs en diaspora une certaine retenue lorsqu’ils  s’expriment sur le conflit. Je le regrette même si je le comprends. En revanche, ce qui me paraît inadmissible est d’avoir, en diaspora, une partie de la communauté juive qui stigmatise avec véhémence les juifs opposés a la ligne du gouvernement israélien, et, en Israël, une partie des Israéliens qui n’admette que la diaspora s’exprime que si elle reproduit ce qu’ils pensent. Il est nécessaire que les débats qui se déroulent en Israël puissent avoir lieu en diaspora dans le même esprit d’ouverture et de pluralisme.

4) Aujourd’hui, le sionisme est-il un nationalisme comme les autres?

Oui, bien sûr, avec toute la complexité que le nationalisme revêt; c’est à dire différentes formes des plus souples aux plus dogmatiques. On retrouve dans le sionisme en Israël toute l’ambivalence des nationalismes que l’on peut observer ailleurs.

5) À trop vouloir le “normaliser” par rapport aux autres nationalismes pour mieux le faire accepter à l’extérieur et notamment ici en Europe, n’a-t-on pas nui à la vocation originelle du sionisme?

Dire que le sionisme est un nationalisme comme les autres n’est pas péjoratif en soi. Le sionisme présente en effet des vertus et des défauts, a l’instar des nationalismes européens.

Le problème en Europe, ce n’est pas que le sionisme soit considéré comme un nationalisme comme les autres, mais comme un nationalisme pire que les autres. A l’extérieur, on ne perçoit que les expressions les plus problématiques du nationalisme juif  – la colonisation des territoires occupés – et on en fait l’essence même du sionisme, alors qu’il ne s’agit que d’une seule tendance aussi importante soit-elle. Inversement, en Israël, on ne souligne que les vertus du sionisme sans jamais s’interroger sur ses limites et ses ratés. Ces deux visions sont partielles et manichéennes. L’enjeu est de réussir à sortir de cette sclérose et d’accepter une lecture complexe du sionisme.

6) Selon vous, quelle formation politique en Israël incarne aujourd’hui le mieux/ trahit le moins la vision des fondateurs du sionisme?

Globalement, on retrouve une version soft du nationalisme juif à partir du centre jusqu’à la gauche du paysage politique israélien.

7) Avec la montée hier d’un parti comme celui d’Avigdor Lieberman, le succès aujourd’hui du parti de Naftali Bennet, doit-on craindre un dévoiement irréversible du sionisme vers une forme de nationalisme comme il se renforce en Europe ces temps-ci, un nationalisme enraciné, exclusif et fermé au reste du monde?

La persistance d’un conflit génère la tendance au nationalisme exacerbé. On tire parti de la  diffamation dont le sionisme est l’objet à l’étranger pour disqualifier toute critique à l’intérieur, bien souvent taxée de trahison. D’autres versions du sionisme ne sont pas seulement escamotées, elles sont dénoncées comme illégitimes.

8) Comment inverser la tendance? Doit-on figer une certaine définition du sionisme pour éviter son dévoiement ou continuer à faire évoluer la notion avec le temps ?

Lorsque le sionisme se fige il produit inéluctablement de la langue de bois. Ou  le sionisme est inséré dans une logique dynamique, de remise en question et d’évolution permanente ou bien il s’étiolera.

C’est pour cela que les débats au sein de la société israélienne autour du sionisme ont du sens. Des questions essentielles méritent d’être posées : le projet sioniste a-t-il réussi à inclure tous ceux qu’il a prétendu inclure (immigrants de l’ex-URSS, juifs orientaux, religieux, Bêta Israël etc.)? En se fondant sur la collectivité juive, le sionisme n’exclut-il pas de fait les citoyens arabes israéliens? La réponse consistant à dire qu’ils bénéficient de libertés individuelles et de droits collectifs (langue, culte) est insuffisante. Un Arabe peut-il me représenter en tant qu’Israélien? C’est là la question et le défi à relever, sans compter la résorption des inégalités sociologiques entre les communautés.

Au cœur des questions posées se trouve le conflit. Tant qu’Israël est en guerre, il ne peut être qu’un État juif et démocratique. Cependant, l’occupation des territoires contredit depuis 1967 de manière flagrante l’idée que je me fais d’un Etat juif comme d’un Etat démocratique. Outre le régime politique et l’Etat de droit dont Israël peut se prévaloir, la condition adjuvante  pour qu’un Etat juif soit pleinement démocratique est de veiller à ce que cette judéité ne soit pas le prétexte pour justifier des droits politiques et sociaux dont les juifs seraient les bénéficiaires exclusifs.

9) Comment le sionisme pourra-t-il maintenir l’équilibre que vous venez d’évoquer?

Il existe une division profonde sur la manière dont ces questions doivent être résolues. Les sionistes de droite considèrent que l’hégémonie juive est une valeur, hier, aujourd’hui, demain. Pour les sionistes de gauche, ce principe de domination doit être confronté à des logiques démocratiques et civiques, des logiques de coopération et d’amitié qui tiennent compte de toutes les populations; ceux qu’on appelle les “post-sionistes” estiment que le sionisme, loin d’être une solution, est le problème.

10) Que pourra vouloir dire être sioniste dans cinquante ans?

Pour répondre à cette question, il faudrait connaître l’état du conflit dans cinquante ans. S’il est résolu, alors on peut espérer que l’aspect exacerbé du sionisme s’estompera puisqu’il n’aura plus de prise sur les peurs des citoyens israéliens. Le sionisme pourra enfin devenir une affaire paisible et sereine. On atteindra alors ce que l’on pourrait appeler un sionisme ordinaire, c’est-à-dire, ôté de ce qu’il contient aujourd’hui de passionnel et d’explosif.